Émilie Breton, Anna Kruzynski, Magaly Pirotte et Rachel Sarrasin. Texte paru dans Le Devoir, le 24 août 2010
En tant que membres du Collectif de recherche sur l’autonomie collective (CRAC), nous joignons notre voix à celles des nombreux groupes et individus qui ont vigoureusement dénoncé la violence étatique et la répression policière sans précédent auxquelles nous avons assisté lors du Sommet du G20 à Toronto. Ces violences ont affecté nos ami.es, nos collègues, nos camarades, nos partenaires, nos communautés. Par la même voix, nous tenons également à dénoncer les discours sensationnalistes et désinformés qui ont surgi dans les médias à l’occasion de ces événements.
La répression a ciblé délibérément des militant.es qui n’avaient commis pour unique délit que celui d’être vêtu.es de noir. Les médias, s’intéressant également à la mode vestimentaire des anarchistes, font la une avec des images de « jeunes » casseurs et s’acharnent sur le fameux « black bloc » dont on répète le nom ad nauseam, prétendant ainsi cerner le phénomène. Comme s’il n’y avait tout simplement pas de contenu politique derrière les diverses tactiques utilisées…
Des valeurs qui dérangent
Méconnaissance du terrain, paresse intellectuelle ou primauté de la vocation marchande des médias? Peut-être. Cependant, il appert de façon évidente qu’une des raisons principales pour laquelle on cherche à criminaliser et intimider ceux et celles qui s’identifient à l’anarchisme est le fait que ces personnes composent un mouvement toujours grandissant qui véhicule des valeurs contraires à celles des tenants du projet capitaliste. Coopération versus compétition; aide mutuelle versus individualisme; autogestion versus hiérarchie; respect versus racisme, (hétéro)sexisme, âgisme; liberté versus contrôle. La liberté, pour les anarchistes, est au cœur de l’humanité, et ne peut exister sans égalité. Cette liberté, bien loin de celle conçue par la société libérale, vise en fait un épanouissement personnel indissociable du bien-être collectif. L’égalité, quant à elle, devient possible quand les personnes directement concernées prennent en charge tous les aspects qui touchent leurs vies : les décisions politiques, l’offre de services, la production de biens, l’aménagement du territoire.
Or l’État, proche allié du monde capitaliste, semble déterminer à empêcher les idées et pratiques anarchistes, fondées sur ces valeurs positives, de se répandent plus largement dans la société. Sachant qu’un grand pan de la population se sent écrasé par un sentiment toujours grandissant d’impuissance face aux injustices de ce monde, l’État emploie tous les moyens à sa disposition pour faire taire les dissident.es qui proposent des chemins alternatifs vers un monde meilleur. Afin de maintenir sa légitimité, il cherche donc à interférer avec la construction d’un mouvement de masse basé sur les valeurs anarchistes.
C’est la mise en pratique de ces valeurs qui sont au cœur des travaux du CRAC, groupe de recherche affilié à l’Université Concordia. Depuis 5 ans déjà, le CRAC mène un patient travail de terrain, en collaboration avec des réseaux et collectifs du Québec qui sont fondés sur les valeurs anarchistes, pour documenter leurs idéaux, leurs pratiques, leurs modes d’action et d’organisation.
Ce qui se dégage de nos travaux, c’est qu’il s’agit d’un mouvement qui existe bien au-delà des manifestations fracassantes auxquelles on voudrait le réduire. Le mouvement est en effet fort de plusieurs centaines de personnes, qui bénévolement, avec leurs tripes et leurs révoltes, animent un espace de réflexion et d’action politiques dans les marges d’un système institutionnel qui est dans l’impasse. Ces personnes cherchent à appliquer les valeurs qui les inspirent dans leurs luttes de tous les jours dans des domaines d’activités aussi variés que ceux de la défense des droits des immigrant.es et des réfugié.es, des gais, lesbiennes et queer, contre la guerre, l’impérialisme, la colonisation, la destruction écologique, la gentrification, le sexisme, la malbouffe, ou la répression policière, pour ne nommer que ceux-ci.
Créer un monde meilleur ici et maintenant
Ces anarchistes, traité.es comme des terroristes dans les rues de Toronto, étudient dans nos collèges et universités, s’impliquent dans les comités d’école de leurs enfants, s’occupent de leurs proches, travaillent dans des groupes communautaires, vous vendent votre pain ou servent votre café dans des quartiers qu’ils et elles contribuent à transformer. Ces personnes créent des cafés-bars militants, des librairies et des bibliothèques indépendantes, des médias alternatifs, des comités de quartier, des coopératives autogérées, des fanzines libertaires… Elles proposent le recyclage de vieux vélos, diffusent des logiciels libres, forment des groupes se dédiant à l’autosuffisance alimentaire biologique (par le biais de groupes d’achats, de partage de semis, de l’agriculture)…Elles se réapproprient des espaces laissés à l’abandon pour y faire vivre des coopératives d’habitation, des parcs, des soirées de cinéma et des fêtes de quartier. Elles organisent des espaces d’échange de connaissance et des écoles libres pour enfants…
Les militant.es de la mouvance anarchiste expérimentent, au sein de ces projets, des modes d’organisation et de fonctionnement basés sur la démocratie directe et l’autonomie. Toutes les personnes impliquées dans un projet participent aux prises de décisions, à la gestion et à la réalisation des tâches. Il n’y a ni chef, ni patron.ne, ni représentant.e. Des mécanismes sont mis en place pour faciliter les discussions, l’apprentissage d’habilités, la participation aux réunions, la création de rapports sociaux égalitaires. Refusant les subventions gouvernementales, ces groupes se tournent vers le fais-le-toi-même (Do-It-Yourself), la récupération de matériaux et de nourriture et le troc afin de réduire leur dépendance aux échanges capitalistes.
Enracinés dans leurs communautés, ces groupes cherchent donc à mettre sur pied des projets politiques, sociaux, économiques et culturels autonomes qui rompent avec la logique de domination qui motive l’intérêt capitaliste.Ces initiatives véhiculent une nouvelle forme de lien politique, de « vivre ensemble », fondé sur des valeurs anarchistes et des liens de proximité. En mettant en pratique leurs valeurs et leurs visions dans le moment présent, ces groupes tentent de faire des « révolutions minuscules de tous les jours », bien souvent dans l’ombre des projecteurs. Ce faisant, ils démontrent à leurs voisins, voisines qu’ils sont en mesure de s’organiser de manière autonome, sans dépendre des élites politiques et économiques. Et chaque fois qu’une voisine, qu’un voisin décide de s’impliquer, elle participe à la construction d’institutions et de projets alternatifs, qui un jour, on ne peut que l’espérer, rendront redondants et désuets ceux du système dominant.
Interférer avec le bon fonctionnement du système dominant
Mais les porteurs de ce système dominant ne se laisseront pas faire. C’est pour ça qu’à ce travail de longue haleine s’ajoutent des actions d’éclat qui visent à mettre des bâtons dans les roues du système capitaliste. Le but ? Bâtir un contre-pouvoir afin de contraindre les élites à ne pas aller de l’avant ou à modifier leurs objectifs. Comme ce fut le cas lors du G20, ceci implique d’être aux aguets de toute opportunité de déstabilisation du bon fonctionnement du système, d’envisager le recours à un éventail de tactiques pouvant aller de la désobéissance civile au sabotage. Ces dernières stratégies d’actions se veulent donc complémentaires à un éventail d’initiatives ancrées dans des valeurs communes qui, dans leur ensemble, constituent le véritable projet révolutionnaire des anarchistes contemporains au Québec.
Ainsi, l’approche médiatique qui réduit le mouvement à ses coups d’éclat sans en relever le contenu repose sur une bien étroite conception du politique. Ce qui est proposé dans les médias ne décèle que la pointe de l’iceberg d’un phénomène beaucoup plus important. Aussi, en réprimant massivement la dissidence sous prétexte du danger de quelques actions musclées, l’attitude des autorités traduit la volonté de réduire au silence un mouvement qui dérange, surtout par la force de ses idées et la profondeur de son enracinement. Mais l’histoire nous démontre que ceux et celles qu’on écrase trouvent toujours la force de se relever et de prendre de l’ampleur…